En quoi une formation en traduction est-elle utile aux juristes qui se proposent de traduire?

Est-ce que n'importe quelle personne ayant étudié en droit sans formation linguistique particulière peut traduire des textes juridiques?

Nul ne peut contester que la profession de traducteur est grossièrement sous-estimée. En 2025, malgré de probantes indications au contraire, on parle souvent de l’intelligence artificielle comme d’une sinécure – comme de l’outil qui sonnera enfin le glas de la traduction humaine. Cette ritournelle ne date pas d’hier : on disait la même chose à la sortie de Google Traduction, en 2006. J’ai même entendu de collègues plus âgés que certains fervents du Pentium, à son apparition en 1993, tenaient déjà à peu près ce langage, qu’ils reprenaient eux-mêmes de technophiles des années 60 et 70.

J’admets que cette soif intarissable d’éventrer une industrie mondiale comptant plus de 600 000 professionnels pour permettre à quelques grandes entreprises d’économiser quelques sous – à défaut de m’étonner, car elle est le reflet de notre triste société –, me dépasse quelque peu. Cela dit, je souhaite ici mettre l’accent sur ce qui, à mon humble avis, perpétue cette notion que les langagiers sont si faciles à remplacer – quitte à concevoir des outils de traduction machine sans faire appel à des gens du domaine –, et sur ce qui fait immanquablement échouer chaque tentative en ce sens : l’effet Dunning-Kruger (ou « effet de surconfiance »)[1].

Le rapport avec la traduction juridique? J’y viens dans un instant.

Pièces de scrabble qui forment le mot "lawyer" (avocat).

Photo : Melinda Gimpel

L’effet de surconfiance

Pour citer cadremploi.fr (et reprendre son ô combien éloquent schéma) :

La courbe Dunning-Kruger naît à partir des résultats des expériences portées par les psychologues américains. Sa signification : le débutant affiche une grande confiance infondée appelée « auto-surévaluation », ainsi qu’une sous-estimation des experts. Il gravit alors la « montagne de la stupidité ». En commençant à acquérir des compétences, il redescend jusqu’à la « vallée de l’humilité ». Ses compétences continuent à se construire et sa confiance revient petit à petit, mais, cette fois, elle est fondée sur une auto-évaluation réaliste de ses compétences. Il atteint alors le « plateau de la consolidation » sur lequel il va continuer de progresser dans le domaine en question. Ce que révèle ce schéma, c’est que la personne incompétente ne reconnaît son incompétence antérieure et ses anciennes lacunes qu’en améliorant significativement ses connaissances. […]

[Je souligne.]

Au Québec et un peu partout dans le monde, un grand segment de la population effectue des transferts linguistiques au quotidien, parfois même inconsciemment.

Analogie : Je conduis souvent.

Au fil du temps, à force de baigner dans plusieurs langues, on développe un sentiment de maîtrise, et on se questionne sur la pertinence d’avoir des gens qui font, contre rémunération, ce qu’on fait tout aussi bien. Ça nous semble être un sot métier. (Montagne de la stupidité)

Je suis essentiellement Sebastian Vettel. (Montagne de la stupidité)

Je traduis quelque chose le moindrement complexe ou spécialisé (avec l’IA; sot métier oblige), et on me renvoie ma traduction avec plus de rouge que de noir, justifications à l’appui. L’impensable me vient à l’esprit : il y a peut-être des choses que je ne sais pas. (Vallée de l’humilité)

J’ai l’occasion d’essayer une voiture de course en circuit fermé. L’expérience fait vite de me rappeler ma mortalité, et je prends rendez-vous pour faire mon testament. (Vallée de l’humilité)

Atteindre le plateau de la consolidation

À la faculté de droit comme sur le marché du travail, les juristes bénéficient d’une sorte de fiction culturelle : on tend à les percevoir comme de fins rédacteurs, et comme « n’importe qui peut traduireMD! », cela s’étend à la traduction. Peut-être était-ce vrai à l’époque du cours classique, mais étant moi-même passé de la pratique du droit à la traduction, je peux vous certifier en avoir pris pour mon rhume dans les premiers temps.

Comment ça?

Le style juridique

En première année de droit, mon chargé de cours en droit des biens nous avait dit que le juridique est un style littéraire, et il avait raison, pour le meilleur et pour le pire.

Je dis pour le meilleur, parce que le style juridique donne aux initiés une structure leur permettant d’obtenir rapidement l’information qu’ils recherchent. Pensons, sur le plan macro, à la structure classique d’un jugement, d’un acte de vente ou d’une entente de confidentialité. Sur le plan micro, nous avons notamment les expressions figées qui nous permettent de reconnaître en un coup d’œil le rôle d’une phrase ou d’un paragraphe dans la structure juridique. C’est dire que le style juridique reflète la nature des études en droit : on parle de connaissance, certes, mais surtout de métaconnaissance : il ne s’agit pas tellement de savoir, mais plutôt de savoir comment savoir – où trouver ce que l’on cherche. Ironiquement – et n’importe quelle personne titulaire d’un LL. B. vous le dira –, cette métaconnaissance s’acquiert par la lecture de quelque cent mille pages de législation, de jurisprudence et de doctrine en l’espace de trois ans. Le style juridique nous est donc gravé au fer blanc sur l’encéphale, ce qui m’amène à l’envers de la médaille.

Je dis pour le pire, parce que plus souvent qu’on le pense, les termes et expressions figés qui sont endémiques au style juridique sont fautifs en soi sur le plan grammatical ou syntaxique – et donc logique –, ou bien employés à mauvais escient, par ignorance ou insouciance.

Qui, par exemple, n’a pas vu la formule « Sans limiter la généralité de ce qui précède »? Son pire défaut n’est pas qu’elle soit inutilement lourde ou tout droit calquée de l’anglais (ce qu’elle est), mais qu’elle introduit souvent ce qu’on appelle une anacoluthe, soit une rupture dans la construction syntaxique de la phase. En effet, prenons la clause suivante :

Sans limiter la généralité de ce qui précède, le locataire peut exercer l’option d’achat prévue à l’article 10.

Le préambule est censé venir introduire une exception à un principe que l’on veut par ailleurs strict; on cherche à prévenir que l’on utilise l’exception pour venir « affaiblir » la règle générale, un peu comme pour dire « Ah vous voyez, si on fait une exception ici, on peut en faire ailleurs ». Le hic, c’est que grammaticalement, l’expression ne s’applique pas à la phrase entière, mais uniquement à son sujet, « le locataire ». Ainsi, ce que la clause signifie réellement, c’est que le locataire, au moment d’exercer l’option d’achat, peut le faire sans limiter la généralité de ce qui précède.

Ce non-sens fait échec à l’intention du rédacteur. La même analyse s’applique à d’autres préambules calqués, comme « pour plus de clarté ».

Ces problèmes sont légion, et il y a pour chacun une solution élégante et respectueuse de l’herméticité juridique du texte. Encore faut-il connaître ces solutions, et sauf en de rares cas, on ne les enseigne pas à la faculté de droit.

Le style tout court

Les professionnels du droit sont des lecteurs hors pair. Ils lisent et assimilent au quotidien des textes et des notions des plus complexes. Leur travail est un travail de précision, ce qui se reflète dans leurs écrits.

Une bonne traduction se doit, elle aussi, d’être précise, à plus forte raison dans le domaine du droit. Mais contrairement à ce que beaucoup (dont les sbires de l’IA) croient, une traduction de qualité n’est pas que précise : elle est idiomatique.

Pour citer La langue française :

Idiomaticité - Nom commun

Qualité d'un texte traduit qui paraît avoir été écrit directement dans la langue cible, sans donner l'impression de traduction.

On dit souvent dans le milieu que le traducteur est un peu comme un ninja : si on l’aperçoit, c’est qu’il a échoué. Chaque langue a sa syntaxe particulière, son style bien à elle et une façon unique de découper la réalité. L’anglais, par exemple, est direct et porté à la verbalisation, alors que le français est davantage figuré et portée à la nominalisation. Autant de mots payants au Scrabble, mais il reste que le locuteur natif d’une langue sait ces choses instinctivement, et que lire un texte traduit mot à mot ou phrase par phrase (à la manière de la traduction neuronale) suscite souvent chez lui un certain inconfort, voire une incompréhension. Or, la traduction est un acte de communication : la compréhension du destinataire en est le but ultime.

Est-il raisonnable de s’attendre à ce que tous et toutes maîtrisent l’idiome? Bien sûr que non; cela prend des années et des années de lecture et de travail. C’est notre rôle en tant que langagières et langagiers, et il faut nous le rendre.

Remarque : Le bijuridisme et ses pièges

Sauf à quelques exceptions – et sauf dans les sphères de compétence fédérale –, les professionnels du droit sont formés en droit civil ou en common law exclusivement, et ils pratiquent surtout dans l’un ou l’autre de ces régimes juridiques. Or, lorsque je révise des notaires ou des avocats qui puisent dans un régime autre que le leur, je relève souvent des erreurs terminologiques particulières. L’exemple que j’utilise le plus souvent est celui de l’hypothèque. Bien que le terme « hypothèque » soit utilisé en droit civil et en common law d’expression française, il se rend par hypothec dans le premier cas, et par mortgage dans le deuxième, ce qui met en lumière la différence entre ces notions. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, mais je vois de nombreux juristes, même d’expérience, tomber dans le panneau.

Conclusion

Voilà qui conclut la suite de mon précédent billet. Juristes qui êtes appelés à traduire sans être formés pour le faire, ne désespérez pas : vous avez une foule de ressources en ligne à votre disposition, et si vous consacrez le temps et l’effort nécessaires à votre tâche, vous parviendrez à un résultat satisfaisant. Si vous y prenez goût, sachez que de nombreux programmes universitaires de premier et deuxième cycle s’offrent à vous!

Et bien entendu, si vous souhaitez dormir sur vos deux oreilles et confier vos textes à un professionnel du droit et de la traduction, n’hésitez pas à communiquer avec moi.


[1] Oui, c’est la deuxième fois que j’en parle dans un billet, mais la chose mérite répétition.