Pourquoi le doute est-il essentiel en traduction?

Il y a quelques semaines, je suis tombé sur un article de journal parlant d’un travailleur qui, électrisé, a été hospitalisé. Le mot m'a fait tiquer.

Croyant que le terme correct était « électrocuté », j’en ai discuté avec une collègue, qui m’a essentiellement appris qu’« électrisé » s’emploie lorsque la victime survit, et « électrocuté » lorsqu’elle périt.

Vu ma profession et mon expérience, je suis toujours agréablement surpris d’apprendre quelque chose sur la langue — à plus forte raison lorsque je me fais détromper —, et ça me rappelle que personne ne peut tout savoir. Il arrive même qu’on ne sache pas réellement ce que l’on croit savoir.

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En traduction comme dans la vie, on passe beaucoup de temps à chercher la certitude : à propos du sens, du registre à employer, de la terminologie, du contexte, de l’adaptation culturelle, de l’intention de l’auteur. En même temps, les traductrices et traducteurs d’expérience savent qu’un paradoxe se trouve au cœur de notre profession : plus on gagne en confiance, plus le doute vaut son pesant d’or. En effet, loin d’être une faiblesse, le doute est l’un des outils les plus puissants du traducteur. Il nous garde attentifs, curieux et rigoureux intellectuellement. Il nous fait revérifier un terme qu’on a utilisé des centaines de fois, relire une phrase qui pourtant « semble bien », et remettre en question une source qui nous paraît bonne, mais ne semble pas cadrer avec le contexte de notre texte.

Naturellement, ce n’est pas dire qu’on doit tout remettre en cause, ou encore laisser le syndrome de l’imposteur prendre le dessus. Il faut le voir comme une discipline : l’habitude de vérifier les choses par prudence, ou lorsque notre intuition nous dit qu’on est peut-être en train d’omettre une nuance, par exemple. Comme cette compétence figure parmi celles qui séparent les professionnels des amateurs, j’ai choisi d’y vouer le présent billet.

Parce que le cerveau aime les raccourcis

La cognition humaine est efficace — parfois trop, on le sait bien. Lorsqu’un terme ou une structure revient souvent, on tend à se créer des automatismes. À titre d’exemple, le traducteur juridique canadien qui travaille du français à l’anglais aura pour réflexe de rendre hypothèque par mortgage. Mais est-ce toujours le bon équivalent? Certes, mortgage est le terme employé en common law, mais en droit civil québécois, il faut plutôt utiliser hypothec. Selon le régime juridique dans lequel le texte s’inscrit, il pourra donc s’agir d’une erreur.

Le doute entrave ces raccourcis mentaux. Il nous pousse à vérifier si notre réflexe correspond vraiment à la situation. Quand le traducteur cesse de cultiver le doute, l’automatisme prend le dessus, et la justesse s’effrite peu à peu.

Parce que le savoir est périssable

Les langues évoluent. La terminologie évolue. Les domaines spécialisés évoluent. La norme qui nous a été inculquée à l’université il y a dix ans est peut-être caduque en 2025. Employer en rédaction le terme requête introductive d’instance représente aujourd’hui un faux pas : depuis la réforme du Code de procédure civile de 2014, c’est demande introductive d’instance qu’il faut utiliser.

Quand le traducteur s’appuie trop sur la mémoire, il risque d’ancrer son travail dans un savoir dépassé. Le doute nous oblige à tenir notre savoir et nos bases de données internes à jour. Il nous rappelle que la conviction n’est pas la même chose que l’exactitude, et que la réalité linguistique change, que ce soit subtilement ou non.

Parce que toutes les sources ne se valent pas

Le travail du traducteur l’oblige à naviguer sans cesse entre lexiques, glossaires, guides de style, textes parallèles, concordanciers et dictionnaires spécialisés. Certaines sources sont fiables, d’autres moins. D’autres encore reflètent l’usage d’un autre pays, territoire, régime ou domaine.

Le doute nous fait alors nous demander :

●       Ce lexique est-il officiel ou non?

●       Ce texte parallèle convient-il à ma situation?

●       Cette source est-elle québécoise, canadienne ou étrangère?

●       Ce terme est-il désuet dans ce territoire?

Le traducteur qui ne cultive pas le doute risque de traiter toutes les sources comme équivalentes, ce qui lui vaudra incohérences, inexactitudes et autres maladresses.

Comment cultiver un doute sain sans se paralyser?

Je le répète, l’objectif n’est pas de ralentir son travail à outrance ni de miner notre confiance en soi, mais bien de rester vigilants. Voici quelques conseils pour faire du doute un atout plutôt qu’un fardeau.

Intégrer les vérifications à son processus

Faire du doute une habitude en prévoyant de petits points de contrôle à certaines étapes de son processus de travail :

●       Quand on est sur le point d’utiliser un terme spécialisé

●       Quand on a un doute sur la justesse d’une phrase

●       Quand une tournure semble trop simple

●       Quand l’exactitude est cruciale (p. ex. dans les domaines juridique, médical et technique)

La vérification n’implique pas toujours des recherches approfondies; parfois, la simple consultation d’une ressource de confiance suffit.

Voir à portée de main un petit ensemble de sources fiables

Comme le doute conduit souvent aux recherches, il faut savoir d’avance où chercher. Se constituer un petit ensemble de sources fiables pour chacun de ses domaines de compétence est essentiel. Voilà qui accélérera les vérifications et allégera la charge cognitive.

Se doter des bonnes alertes internes

Les bons traducteurs développent des alertes internes qui déclenchent le doute, un peu comme un témoin lumineux sur le tableau de bord d’une voiture. J’ai moi-même le plaisir de compter les éléments suivants parmi mes témoins lumineux mentaux :

●       Structures trop littérales

●       Termes aux variantes multiples

●       Faux amis

●       Phrases qui se traduisent « trop facilement »

Il est essentiel de ne pas ignorer ces alertes : elles signifient que le cerveau a remarqué quelque chose, même si on ne peut pas encore le nommer. Il convient d’effectuer les recherches qui s’imposent.

La valeur psychologique du doute

Cultiver le doute n’est pas qu’une compétence technique; c’est aussi une forme d’humilité. En traduction, on n’a jamais fini d’apprendre. Peu importe notre expérience ou nos connaissances, on finit toujours par apprendre quelque chose. Le doute nous garde ouverts à cet apprentissage.

Qui plus est, le doute peut être apaisant. Plutôt que de le voir comme une lacune, voyons-le comme un signe de professionnalisme. Les praticiens chevronnés — quelle que soit leur profession — ont eux aussi développé le réflexe de questionner leurs hypothèses. La traduction mérite la même rigueur.

Le doute rend aussi le travail plus stimulant intellectuellement. Il nourrit la curiosité : pourquoi ce terme est-il employé ici, et pas ailleurs? Comment cette expression a-t-elle évolué? Que se passera-t-il si on modifie la structure de cette phrase? Le doute invite à l’exploration, et l’exploration maintient le sens du métier.

Conclusion

Les traducteurs qui cultivent le doute ne perdent pas de temps : ils en gagnent en évitant les erreurs, en corrigeant rapidement leurs hypothèses et en produisant des textes plus nets avec moins de révisions. Ils protègent leur réputation en livrant des traductions non seulement plausibles, mais exactes. Ils affinent leur instinct, non en s’y fiant aveuglément, mais en le questionnant.

En cette ère de flux de travail effrénés et de révolutions technologiques, la vraie valeur du traducteur réside dans son jugement professionnel. Or, ce jugement est en partie fondé sur la culture du doute. Ainsi, cultiver le doute, c’est aussi cultiver la qualité.